Combattre le racisme au Canada

Présentation à la Faculté de droit de l’Université McGill à l’occasion du Mois de l’histoire des noirs - Table ronde en l’honneur de Fred Christie

Notes d’allocution

Marie-Claude Landry, Ad. E.
Présidente
Commission canadienne des droits de la personne

L’affaire Fred Christie : des leçons à retenir
Mois de l’histoire des Noirs Montréal – Table ronde en l’honneur de Fred Christie

Samedi 29 février 2020
15h00

Faculté de droit de l’Université McGill
Salle New Chancellor Day
3644 rue Peel
Montréal

Merci beaucoup. C’est un honneur pour moi d’être parmi vous aujourd’hui.

Je veux remercier les organisateurs, les conférenciers invités ainsi que tous les participants à cette table ronde.

Je tiens aussi à remercier tout spécialement Fo Niemi — une personne engagée pour l’égalité raciale au Canada.

Avant de débuter, je tiens d’abord à souligner que les terres sur lesquelles nous sommes rassemblés font partie du territoire traditionnel non cédé des nations Haudenosaunee et Anishinabeg qui a longtemps servi de lieu de rassemblement et d’échange entre les nations.

Pour moi, cette reconnaissance est plus que les mots qui l’expriment.

Cette reconnaissance fait partie d’un effort soutenu vers une meilleure compréhension de l’histoire des Autochtones et vers la réconciliation.

Il s’agit d’une marque de respect envers les Autochtones. C’est de reconnaître leur importante contribution à notre passé, à notre présent et à notre avenir collectif.

Il est également important pour moi de reconnaître le cadre historique qui m’est propre c’est-à-dire que ma perspective est celle d’une personne blanche.

J’aimerais commencer en vous partageant un fait qui pourrait vous surprendre.

Même si je suis avocate et défenseure des droits de la personne…malgré toutes ces années à promouvoir l’égalité, à lutter contre le racisme. Malgré le fait que je sois une porte-parole nationale pour les droits de la personne au Canada, et malgré toutes les heures passées à étudier l’impact des préjugés inconscients sur notre société…

Je suis forcée d’admettre que je n’étais pas familière avec l’affaire Fred Christie.

Je ne connaissais pas l’histoire de cet homme et je ne suis malheureusement pas la seule dans cette situation.

Je suis persuadée qu’il y a de nombreux avocats et avocates ainsi que plusieurs Canadiens et Canadiennes n’ont jamais appris l’histoire de Fred Christie.

Cette histoire ne fait pas partie de ce qui est enseigné dans la grande majorité des écoles secondaires, au niveau collégial, au niveau universitaire incluant la grande majorité des facultés de droit.

De toute évidence, il y a un décalage entre l’histoire des personnes noires au Canada et ce que plusieurs considèrent comme l’histoire du Canada.

L’histoire des personnes noires est partie intégrante de l’histoire du Canada.

Nous connaissons tous l’adage selon lequel : si on oublie le passé, on est condamné à le répéter.

Quelle que soit la raison, quelles que soient les circonstances ou l’époque, la discrimination systémique cible et affecte les personnes de façon similaire.

Que ce soit le refus de reconnaître la valeur d’une personne, son droit à l’humanité, à la dignité…

… Que ce soit d’isoler une personne, la priver de son emploi, de son logement, de son éducation ou de ses liens sociaux.

Si nous ne saisissons pas l’occasion d’apprendre comment la discrimination s’est manifestée par le passé, nous risquons de ne pas comprendre comment elle se manifeste aujourd’hui, lorsqu’elle se présente à nous.

Connaître le passé permet de mieux comprendre le présent et préparer l’avenir.

Gardant ceci en tête, je voudrais partager trois éléments clés qui m’ont interpellée à la lecture de l’affaire Fred Christie.

Premièrement : Les lois sont de puissants outils, mais elles ne sont pas infaillibles.

Deuxièmement : Les lois ne suffisent pas à changer la société, ce changement doit venir des personnes qui la composent. Seules les personnes peuvent créer le changement.

Troisièmement : Personne ne peut y arriver seul.

Ce qui m’amène à mon premier point à savoir que les lois sont de puissants outils, mais qu’elles ne sont pas infaillibles.

J’ai lu la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Fred Christie de 1939.

Il est difficile de concevoir que la Cour Suprême du Canada n’ait pas saisi les répercussions, la portée et l’impact systémique de sa décision.

Comment le plus haut tribunal du Canada a-t-il pu placer la liberté de commerce avant le droit d’une personne d’être traitée équitablement?

Carol Aylward, spécialiste en matière de racisme, est celle qui décrit le mieux les conséquences de cette décision :

« […] if you could pinpoint the exact moment in legal history when the courts were most supportive of and responsible for the perpetuation of racist ideology in Canada, it would be the moment when the Supreme Court handed down the Christie decision. »

Il est encourageant de constater que des décisions plus récentes des tribunaux dans les dossiers de discrimination raciale ont reconnu que le racisme envers les personnes noires peut être complexe, subtil et même inconscient.

Les décisions dans les affaires Elmardy, ou Wickham, ou Basi — n’en sont que des exemples.

Dans sa décision de 1988 portant sur l’affaire Basi, le Tribunal canadien des droits de la personne a déclaré que « l’odeur subtile » du racisme est rarement exprimée ouvertement.

L’accès réduit à des opportunités d’emploi, aux soins de santé ainsi que le profilage racial dans les interventions policières résultent de la présence de ce qu’on appelle l’odeur subtile du racisme.

La présence, encore aujourd’hui, de l’odeur subtile du racisme peut être constatée dans les données démographiques de la population carcérale au Canada et les données démographiques des personnes itinérantes.

Ceci nous montre que bien que le Canada a fait beaucoup de chemin depuis cette affaire, le racisme envers les personnes noires existe toujours ici comme ailleurs.

Nous devons rester conscients que la loi est un instrument utilisé par des personnes et comme nous le savons, l’erreur est humaine et l’humain est empreint de subjectivité.

Les lois sont interprétées par ceux et celles chargés de les appliquer avec une perspective humaine, perspective sujette aux préjugés inconscients.

L’application des lois au Canada comme ailleurs est le reflet de l’environnement dans lequel elles sont appliquées.

Même en apparence neutre, nos cadres juridiques peuvent créer des obstacles et contribuer à la discrimination systémique.

Nous nous devons d’être attentifs aux conséquences et aux impacts de nos propres préjugés sur notre travail et les personnes que nous servons.

Ce qui m’amène à mon deuxième point.

Les lois à elles seules ne changent pas la culture, seules les personnes le peuvent.

Le changement de culture s’opère grâce au dialogue, à l’éducation et par les interventions et des actions concrètes.

Il s’opère, par la persévérance, la prise de conscience et l’apprentissage continue.

Le changement n’est pas facile et n’arrive pas en vase clos.

Le chemin est long, il demande un effort soutenu, une prise de conscience continue. Chaque pas franchi compte.

Chaque fois que nous nous remettons en question, que nous nous opposons au racisme — que ce soit à la maison, au travail, dans les médias, ou devant les tribunaux, nous faisons un pas de plus vers une société plus équitable.

Chaque fois que nous réalisons qu’une règle, une pratique, un comportement est influencé par des préjugés nocifs, c’est un pas de plus pour la société, pour nous mêmes.

Un réel changement de culture exige que chacun de nous reconnaisse que le racisme englobe un système à multiples composantes.

Il est fort probable que les juges saisis dans l’affaire Fred Christie en 1939 n’étaient, à l’époque, pas conscients de l’impact qu’aurait leur décision. Encore aujourd’hui, il est souvent difficile d’être conscient de nos préjugés inconscients et dont la façon que nos mots et nos actions peuvent contribuer à perpétuer la discrimination systémique.

Certaines personnes pensent que le racisme est chose du passé. Mais même s’il est inconfortable de l’admettre, il est encore bien présent et nous devons en parler.

Comme l’exprime Robin DiAngelo dans son livre White Fragility: “Racism is a structure, not an event.”

De multiples études ont confirmé et continuent de démontrer que les personnes noires doivent encore surmonter des obstacles majeurs afin de faire progresser leur carrière. Les avocats et avocates racialisés ne font pas exception.

Pour mettre fin au racisme contre les personnes noires notamment dans le système juridique et dans notre société, nous devons reconnaître l’importance capitale qu’elles soient représentées.

La représentativité est importante.

Le changement de culture ne peut se produire que si toutes les personnes sont représentées, notamment au sein de notre système judiciaire…

…que ce soit lorsque les personnes qui travaillent à tous les niveaux du système reflètent vraiment les personnes qu’elles servent – en particulier au plus haut niveau.

Comme l’a déjà exprimé l’ex-juge en chef Beverly McLachlin, les Canadiens devraient pouvoir se reconnaître au sein de la magistrature.

Elle a souligné l’importance d’avoir une magistrature diversifiée afin que différentes perspectives puissent être représentées.

Aujourd’hui, la Cour suprême du Canada ne comporte que des juges de race blanche.

Or, les décisions de nos tribunaux et nos cours de justice, ne peuvent être aussi justes et éclairées que les perspectives et l’expérience humaine qui les accompagnent et les informent.

Cependant l’amélioration de la représentativité ne suffit pas.

Il est essentiel d’être attentif et de comprendre les préjugés inconscients et leurs impacts.

Ils nous affectent tous, personne n’est immunisé!

Pour reprendre les propos de Dre Rachel Zellars, une chercheuse et spécialiste en discrimination raciale : « si vous avez un cerveau, vous avez des préjugés. »

Voici donc pourquoi, à la Commission, nous travaillons à comprendre nos propres préjugés.

La formation continue et le dialogue constant permettent de garder un œil critique face à nos décisions. Nous essayons de comprendre le contexte global dans les dossiers de discrimination raciale qui nous sont soumis, afin de ne pas passer à côté de ce que le Tribunal canadien des droits de la personne a appelé dans l’affaire Basi, l’« odeur subtile » de racisme.

On dit souvent qu’une compréhension claire de la nécessité d’agir est souvent le meilleur guide pour déterminer les mesures à prendre.

Cette façon de faire que nous avons adopté, les formations reçues, ce dialogue constant m’a permis de prendre conscience de mes propres préjugés inconscients.

Étant mère d’une fille d’héritage Mexicaine et grand-mère d’un petit-fils noir, j’ai dû me demander si mon expérience familiale ne m’avait pas portée à croire que j’étais libre de tout préjugé, que j’étais immunisée?

…un phénomène que Robin DiAngelo décrit dans son livre « White Fragility » comme suit :

« I believe that white progressives cause the most daily damage to people of colour. I define white progressive as any white person who thinks he or she is not racist, or is less racist... White progressives can be the most difficult for people of colour because, to the degree that we think we have arrived, we will put our energy into making sure that others see us as having arrived. None of our energy will go into what we need to be doing for the rest of our lives: engaging in ongoing self-awareness, continuing education, relationship-building, and actual anti-racist practice. White progressives do indeed uphold and perpetuate racism but our defensiveness and certitude make it virtually impossible to explain to us how we do so. »

Le danger qui nous guette, est que nos préjugés inconscients passent inaperçus, ne soient pas remis en question, qu’ils soient même niés, et donc pas corrigés.

Le racisme et les autres types de discrimination systémique sont de plus en plus considérés comme un système complexe de normes culturelles.

Bien que ce système complexe peut se manifester par des actes individuels et visibles de discrimination, c’est-à-dire se manifester de façon épisodique, le racisme n’est pas épisodique.

Je le répète, « le racisme est une structure pas un évènement. »

Ce système complexe porte atteinte aux droits de la personne notamment en matière de justice, d’éducation, de santé, de logement et dans d’autres aspects cruciaux de la vie.

Prendre conscience du caractère insidieux du racisme et de sa complexité fait toute la différence.

Mon souhait est de voir chacun de nous, toutes les personnes au Canada notamment celles dans un rôle de décideur, s’engager dans une prise de conscience, dans un effort soutenu et continu afin de comprendre leurs propres préjugés et d’encourager ceux et celles à s’engager de la même façon.

Ce qui m’amène à mon dernier point.

Lorsque Fred Christie a préparé sa défense, toute sa communauté s’est mobilisée pour le soutenir notamment en amassant les fonds dont il avait besoin – que ce soit des barbiers, le syndicat des porteurs de bagages des services ferroviaires ou l’Église unie Union ici même à Montréal.

Personne ne peut y arriver seul. Nous devons agir de concert avec d’autres pour faire changer les choses. Les choses évoluent par la force du nombre.

Au Canada, trop de gens prennent leurs droits pour acquis. Nous devons saisir toutes les occasions d’honorer ceux et celles qui, avant nous, ont fait des sacrifices pour faire progresser les droits de la personne. Nous devons agir, faire pression, lutter pour une société au sein de laquelle tous se sentiront inclus, valorisés et sécurité. Nous ne devons pas rester silencieux. Le silence nous rend complice.

Combattre le racisme et les inégalités raciales —sous toutes ses formes— est une priorité pour la Commission.

En conclusion, j’aimerais vous partager cette réflexion.

J’ai entendu récemment que Fred Christie ne s’est jamais considéré comme un défenseur, un activiste!

Pourtant, aux yeux de sa petite-fille, c’est ce qu’il était.

Elle a dit : « il nous a toujours poussés à faire ce qui était juste. On se tient debout pour ce qu’on pense être juste ».

L’histoire de Fred Christie ne m’était pas familière.

Désormais, je la connais.

Je veillerai maintenant à ce que mes enfants et mes petits-enfants la connaissent eux aussi et j’utiliserai ma voix pour m’assurer qu’elle sera connue. Et vous?

Merci à tous. Il me fera plaisir de discuter avec vous davantage.

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